Science

Les défis du détecteur à pixels ITk

Le projet de Grand Collisionneur de Hadrons à Haute Luminosité (HL-LHC) du CERN vise à pousser les performances du LHC à leur maximum, afin d’augmenter le potentiel de découverte de nouvelle physique et de mesurer avec une précision inégalée les propriétés du boson de Higgs, pour rechercher d’éventuelles déviations, mêmes minimes, entre la théorie et les mesures expérimentales. L’objectif du HL-LHC est d’accroître la luminosité instantanée du LHC pour décupler la quantité de données accumulées par les expériences, en particulier l’expérience ATLAS.

Cette augmentation de luminosité instantanée aura deux conséquences importantes pour le détecteur ATLAS. La première concerne l’électronique de lecture, qui devra subir une importante cure de jouvence pour pouvoir traiter plus rapidement le flux de données et également permettre de trier plus efficacement les signaux intéressants. C’est le cas pour l’électronique de lecture du calorimètre électromagnétique, dans laquelle le LAPP est aujourd’hui activement engagé.

L’augmentation de luminosité au HL-LHC va également induire une augmentation dramatique de la densité de particules et du niveau de radiation, à un niveau tel que certaines parties des détecteurs actuels doivent être entièrement remplacées. C’est le cas du détecteur de traces internes d’ATLAS, dont le rôle est de détecter le passage de particules chargées au plus près du point de collision. Ce nouveau détecteur, appelé ITk, couvrira 7 fois plus de surface que le détecteur actuel, pour un nombre total de canaux d’électronique deux ordres de grandeur plus grand. Le LAPP est impliqué depuis le démarrage du projet dans le design et la construction de la partie la plus interne, le détecteur à pixels.

 

 

Un design innovant

Sa géométrie novatrice, inclinée dans la partie avant pour minimiser la surface active, donc le coût, et de maximiser les performances de physique, a été proposée par Teodore Todorov, physicien du LAPP, en 2012 [1]. Le détecteur à pixels ITk sera composé de 5 couches, qui seront équipées de plus 10 000 modules en silicium. Les modules pixels, d’une dimension de 4×4 cm2, auront une granularité huit fois plus fine que celle du détecteur actuel, et permettront de reconstruire les traces des particules chargées au plus près du point d’interaction avec une très grande précision, même lors d’événements qui présentent jusqu’à 140 collisions simultanées.

L’un des points les plus critiques du design de ce détecteur à pixels est l’acheminement de l’alimentation électrique, des commandes de pilotage ainsi que la lecture des données. En effet, chacun des 10 000 modules de pixels pourra consommer jusqu’à 6 watts de puissance, leur partie détectrice en silicium sera soumise à une haute tension de déplétion allant jusqu’à 600 V, et chacune de leurs 4 puces de lecture devra transmettre 1.25 Gb de données par seconde. En plus de ces spécifications techniques élevées, il faut également minimiser la perte de charge à hauteur de quelques milliohms sur toute la chaîne d’alimentation pour limiter l’échauffement du détecteur, transmettre le signal avec une atténuation quasi-nulle sur une longueur de 6 mètres, réduire au minimum l’encombrement pour pouvoir intégrer l’ensemble des câbles des 10 000 modules dans un espace sur-contraint (tolérance maximale d’une centaine de microns dans certaines zones du détecteur !), utilisation de matériaux résistants aux radiations jusqu’à 1 GigaRad, utilisation de connecteurs ultra-compacts et sécurisés mécaniquement pour éviter toute déconnection intempestive, et tout celà doit évidemment être réalisé en minimisant le plus possible la quantité de matière, en particulier le cuivre, pour ne pas dégrader la résolution du détecteur et les performances de physique !

Plusieurs années de travail pour les équipes du LAPP

L’équipe ITk du LAPP se penche sur ce défi technique depuis 2014. En 8 ans, trois campagnes de prototypage ont été réalisées et qualifiées au LAPP. L’idée initiale fût de mettre au point de longs circuits flexibles, utilisant des pistes de cuivre de 5 microns d’épaisseur, et couvrant toute la longueur des échelles sur plus de 1.20m. Une seconde série de prototypes de flexes plus courts et plus épais a été produite en 2018, suite à une modification majeure de la géométrie du détecteur qui visait à séparer mécaniquement la partie centrale (tonneau) de la partie avant (anneaux inclinés) et à un changement important dans les spécifications de la chaîne de transmission. Enfin, la dernière version, datant de 2021, est beaucoup plus modulaire : les nouveaux prototypes sont constitués de “pigtails” flexibles indépendants qui connectent chaque module silicium sur une carte “PP0” rigide qui distribue la puissance et les commandes et achemine les données vers des câbles dédiés. Ce dernier design des services électriques permet de simplifier le remplacement d’éventuels modules défectueux lors des différentes étapes d’assemblage et de test du détecteur, depuis les sites de production jusqu’au CERN.

Banc d’intégration d’une cellule du Tracker Interne ATLAS avec un élément des services
La joie du déverminage de software pour enfin réussir à lire 2 modules simultanément.

Les prototypes de pigtails et PP0 ont été entièrement qualifiés électriquement en 2022, et ont également passé avec succès les tests aux radiations. En plus des défis techniques liés à l’électronique, l’équipe ITk du LAPP a réalisé de nombreux développements en mécanique, visant à mettre au point des outils de pliage à chaud des circuits pour les faire tenir précisément dans les enveloppes mécaniques allouées, ainsi qu’un ensemble de supports spécifiques pour les tests des pigtails pliés en 3 dimensions, et des outils dédiés à l’insertion et de sécurisation des connecteurs sur les fragiles modules pixels. Cette étape d’intégration a également été un franc succès, puisque qu’à l’automne 2022, 18 modules ont été montés au CERN par l’équipe du LAPP, et intégrés sur une maquette à l’échelle 1 du détecteur, parfaitement fonctionnelle.

6 modules et leurs pigtails intégrés avec succès sur la maquette de démonstration du CERN.

L’ensemble de ces développements a permis de passer avec succès la revue de projet “Final Design Review” le 30 novembre 2022. Cette importante victoire marque le démarrage officiel de la phase de pré-production de 10% des composants pour 2023. Durant cette pré-production, l’objectif sera de qualifier la capacité de production à grande échelle des industriels, et de mettre au point une automatisation optimale du contrôle qualité qui sera réalisé à chaque étape de production. Cette étape de pré-production est cruciale pour le LAPP, qui devra fournir 5000 pigtails et 500 cartes PP0 précisément pliés et entièrement testés à la collaboration ITk à l’horizon 2025.

L’équipe ITk au LAPP : N. Allemandou ; E. Chabanne ; E. Cornudet*, F. Costanza ; R. Gaglione ; A. Jérémie ; J. Levêque ; J.M. Nappa* ; N. Massol ; ; Célia Pontarollo+ ; O. Prévost ; S. Vilalte. (*) Membre ayant quitté le groupe (+) Stagiaire Mesures Physiques